• Qui pourrait penser qu'une vision aussi lointaine ,

    perdue dans la nuit des temps puisse encore aujourd'hui

    venir me hanter à intervalles réguliers lors de nuits agitées

    ou de sombres mélancolies en fond d’écran

    de passagères humeurs moroses .

     

    J'ai dix ans ….

    chaque matin au lever du jour

    je remonte la rue Hippolyte de Tocqueville pour me rendre à l'école ,

    passé le haut mur de la caserne des pompiers

    j'ai déjà comme un rituel quotidien immuable, la poitrine qui me serre ,

    le cœur qui bat la chamade , les jambes de coton refusant d'obéir

    à la panique qui me commande de courir droit devant

    sans un regard sur la rue déserte .

     

    Je sais qu'ils sont là , à m'attendre , un peu plus haut ,

    à l'angle de la rue de la Bucaille , chaque jour, en toute saison ,

    encore plus angoissants l'hiver , quand il fait encore nuit

    dans la pénombre de l'enfilade de façades sans lumières .

     

    Je serre la poignée de mon cartable et rentre la tête dans les épaules ….

    je les vois qui approchent , comme sortis de l'enfer ,

    matérialisation funèbre de mes angoisses enfantines ,

    une charrette de bois vermoulu , dégoulinante d'humidité ,

    aux grandes roues cerclées de fer,

    grinçante et cahotante dans un bruit de tonnerre

    sur les aspérités d'un pavé inégal ,

    remplie d'une montagne de pains de glace …

    attelé aux brancards , un spectre décharné échappé d'un camp de la mort ,hirsute ,le visage sale et creusé de rides profondes ,

    le regard fou dans des orbites enfoncées bordées de noir ,

    une même chemise crasseuse et déchirée largement ouverte

    sur ses côtes saillantes été comme hiver ,

    un informe pantalon noir serré à la taille par une ficelle ,

    tire-bouchonnant sur des mollets de coq

    sans atteindre ses lourdes galoches éculées … agrippé aux montants ,

    les bras maigres écartés , une courroie de cuir lui barrant la poitrine

    reliée au corps de la machine comme le harnais d'un cheval ,

    il peine à se maintenir au sol ,

    déséquilibré par le poids de son chargement ,

    derrière lui , entre les roues , un berger allemand pelé et squelettique , accroché à la même galère , tire de toute ses forces

    la langue pendante , le souffle rauque , tentant de son mieux

    à soulager le calvaire de son maître .

     

    Ils font halte devant la crémerie Vovard …

    là le cadavre ambulant charge péniblement sur son épaule

    un énorme bloc translucide qu'il charrie en titubant

    jusqu'à la porte de la boutique et dépose avec précaution sur le trottoir avant d'entreprendre de le débiter à grands coups d'un crochet acéré prolongeant ses doigts gourds comme la sinistre prothèse

    d'un pirate des Caraïbes , dans un nuage bleuté de poudre glacée .

     

    Je ne sais à quel moment j'ai cessé de les croiser …

    mais je n'ai qu'à fermer les yeux pour qu'ils sortent de l'ombre ,

    maintenant comme hier , avatar de l'enfance

    qui me ramène instantanément à des terreurs mal guéries ,

    telle la figure emblématique d'un désespoir absolu

    qui j'en suis persuadé continuera à me poursuivre

     

    jusqu'à la fin de mes jours .

     

     

    La charrette de glace ...


    votre commentaire
  • Fin juin 58 .....

    Avez-vous encore , comme moi ,

    en mémoire l’atmosphère toute particulière d’une fin juin

    dans un établissement scolaire… ???..

    pour beaucoup , ça fait toujours partie de leur actualité ou d’un passé très frais

    donc très présent…pour d’autres…c’est quelque chose d’indéfinissable dans l’air…

    un parfum…une lumière…une langueur préestivale….

    les vacances à portée d’espoir…

     

    La photo ci-jointe m’a fait l’effet de la madeleine de Proust…

    fin de troisième…1958…..

    les récréations où l’on commence à préférer l’ombre au soleil…

    où l’on se projette d’avantage hors des murs du Lycée…

    les terminales entrent dans la fièvre du Baccalauréat…..

    les profs réquisitionnés nous abandonnent à une oisiveté forcée…..

    l’année scolaire virtuellement finie…

    plus que jamais les journées paraissent interminables…

     

     

    C’est aussi l’époque des promenades de fin d’année….

    nous nous étions levés très très tôt….

    toute la classe avait pris place dans le car sous la surveillance d’un prof

    pas fâché d’échapper à la corvée de corrections de copie…

    nous avions rejoins Granville à l’heure du petit-déjeuner…

    nous avions errés sur le port par petits groupes au gré d’affinités

    forgées tout au long des semaines et trimestres passés….

    nous nous étions embarqués dans cette barque de pêcheur

    pour aller passer une première et dernière journée de vacance tous ensemble…

    une espèce de répétition générale sur les îles Chausey…

    quelques jours avant la date tant attendue

    qui allait nous disperser aux quatre vents jusqu’à l’automne…

     

     

    Fin juin 58 .....


    votre commentaire
  • Pélerinage ....

     

     

    Comme chaque matin

     

    la sonnerie du réveil m’a sorti du lit dans ma mansarde sous les toits…
    il fait encore nuit et je grelotte…c’est encore l’hiver…
    un autre sans chauffage .....
    une rapide et symbolique toilette sur l’évier de pierre sous la lucarne crasseuse ,
    je m’habille sans traîner….mon carton à dessin sous le bras , je me saisis de la mallette de couleurs ,
    verrouille la porte et dévale quatre à quatre l’escalier de service…

    Comme tous les jours , je fais une halte au bistrot qui fait l’angle de la rue des Petits-Champs ,
    le temps d’avaler un croissant et un crème brûlant….
    ça fait du bien et ça me réveille tout à fait…

    Le passage de la rue Beaujolais pour la galerie du Palais Royal sous l’appartement de Colette…
    je foule à grandes enjambées les dalles historiques de la galerie avec sur ma gauche derrière la grille les silhouettes fantomatiques des arbres du jardin….
    je ne me lasse pas de ce trajet….déjà un an et toujours le même plaisir….
    j’ai parfaitement conscience d’être un privilégié et je savoure l’instant….
    je débouche sous les arcades du Français…
    je longe ses portes vitrées….traverse la rue Richelieu pour atteindre l’arrêt du Bus….

    Comme un rituel , je pose carton et mallette à mes pieds….
    passe les mains derrière le dos et prend appui sur le socle du lampadaire
    pour souffler un peu en attendant le 21 qui va m’amener aux Arts Déco…..

    sauf que ce jour là…………..

    ..il s’est passé un événement particulier….que d’aucuns jugeront sans importance…

    Alors que je pesais de tout mon poids sur le socle de pierre historique du mobilier urbain

    …..ben….il a cédé…

    je me suis retrouvé assis par terre sous l’œil mi amusé , mi réprobateurs des autres usagers….

    Très gêné et confus….
    j’ai ramassé le morceau détaché et essayé de le remettre en place…
    je sais c’est aussi ridicule qu’inutile , mais c’est la seule contenance que j’ai réussi à adopter….

    Sauvé par le gong….mon bus arrive….
    je jette négligemment le corps du délit…ramasse mes affaires
    et saute sur la plate-forme…
    comme d’habitude le poinçonneur me tire par le bras pour me hisser…
    ferme la chaîne derrière moi et tire sur la poignée ding ding pour sonner le départ…

    Pourquoi je vous raconte ça…..
    parce que …je n’avais pas encore 20 ans….
    c’était il y a plus 50 ans……

    et ce n’est toujours pas réparé…..

     

     

     


    3 commentaires
  • Sainte Trinité .....

     

    La Trinité …

    Les dimanches matins interminables de mon enfance …

    en ce même lieu … immobile … intemporel ..

    toujours ces odeurs d'encens et de cire refroidie …

    encore dans les oreilles le son de clochettes des enfants de choeur ..

    et des litanies sacrées soporifiques... tandis qu'à genoux

    sur le bois inconfortable du prie-Dieu ,

    je détaillais tête baissée la mosaïque séculaire du carrelage …

    en pensant à la gourmandise pâtissière que je pourrai choisir rue de la Paix

    sur le chemin du retour en couronnement de l'éternel rosbif hebdomadaire...

     


    2 commentaires
  • La montagne du Roule ..... 

    A l’adolescence

    on explore des abris souterrains
    connus de nous seuls .

    Armés de lampes de poche ,
    nous visitons des casemates
    où subsistent encore des lits superposés ,
    des vieux journaux en langue allemande ,
    des casques rouillés et des relents d’urine.

    Nous jouons à nous perdre
    dans le labyrinthe de galeries creusées
    dans la montagne du Roule ,
    tunnels obscurs qui débouchent dans des fortins de béton dissimulés dans la roche ,
    nous scrutons l’horizon au travers d’étroites meurtrières transversales
    comme l’ont fait avant nous des sentinelles ennemies.

    L’une d’elles au sens artistique très développé a même occupé ses longues heures de faction
    à couvrir les murs de magnifiques fresques représentant le paysage environnant.

    La montagne du Roule , colline rocheuse dominant la ville….
    sa route en lacets qui s’amorce derrière le jardin public , sa pente raide que l’on se défie de gravir
    à vélo , une pièce d’artillerie à chaque virage , l’entrée des souterrains dissimulée
    dans les broussailles , le dernier tronçon de bitume qui se termine au fort qui couronne le sommet , nid d’aigle qui surplombe la ville et sa rade , transformé en musée du Débarquement ,
    les murs ont été décorés de fresques guerrières par mon professeur de dessin au lycée ,
    des modèles réduits expliquent les manœuvres des troupes alliées ,
    des photos agrandies en illustrent les étapes , des mannequins en uniformes et en armes
    se dressent dans tous les coins , un arsenal hétéroclite couvre le sol ,
    un film raconte en boucle l’entrée des gentils dans la ville avec gros plans sur la reddition
    des méchants , dans la cour un char pointe son canon vers le ciel….ancré là pour toujours.

    Une plateforme dans un coin de l’enceinte sert de socle à un mat au sommet duquel
    claque un drapeau tricolore , contre le parapet une lunette permet de détailler le panorama
    contre une pièce de monnaie…..au loin , au-delà de la digue , la mer se perd dans la brume…..
    la même mer , la même brume d’où quelques kilomètres plus au sud ,
    surgit un matin de juin , un raz-de-marée d’acier , de feu et de chair humaine…


      

      


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique